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Anesthésie

par Anita BELDIMAN-MOORE

Je quitte une seconde des yeux le ruban de bitume pour la regarder. Assise à mes côté sur le siège passager, elle n’a pas voulu enlever son manteau malgré le chauffage qui marche bien. Son profil se découpe sur le ciel grisâtre comme un camée. La même immobilité. La même blancheur. A première vue on pourrait même croire qu’elle ne respire pas. Seules ses mains qu’elle croise et décroise sur ses genoux attestent de son statut d’être animé. Si je pouvais je l’aurais secouée pour qu’elle réagisse enfin !

Je sens son exaspération à la façon qu’il a d’empoigner le volant et de s’avancer puis de reculer sur son siège comme s’il devait ajuster sa vision du périph’. Je sais, comme toujours, que je n’ai pas répondu comme il l’espérait. Toute ma vie j’ai eu l’impression d’être en porte-à-faux avec ce qu’il attendait de moi. Mais comment lui dire cette peur de voir m’échapper ce qui m’est le plus cher ? Comment lui dire mon incapacité viscérale à me réjouir à l’avance comme si c’était pêcher . Comme si des Parques jalouses pouvaient me remarquer et s’en prendre à ceux que j’aime.

En effet, un masque aurait été plus mobile que son visage ! Comment peut on aimer et haïr quelqu’un aussi intensément au même moment ? Mais elle ne me volera pas ce moment intense d’espoir, cette certitude que Paul traversera cette épreuve pour nous revenir sain et sauf. Je ne la laisserai pas tuer cet espoir là comme elle a tué les autres. Avec pitié mais détermination comme on noie un chaton. Paul vivra malgré son fichu pessimisme !

Je sais sans avoir à essayer d’attraper son visage dans le rétroviseur que maman a commencé à pleurer, en silence, sans un hoquet, comme un vase qui déborde. Je sais sans qu’il ait à s’en expliquer que papa s’enivre de la dispute, de son optimisme forcé pour oublier l’objet précis de toute cette discussion. En ce moment mon frère Paul subit une opération délicate décidée à la dernière minute et qui seule peut lui sauver la vie. Notre impuissance, notre peur et nos espoirs occupent trop d’espace dans nos cœurs et dans l’habitacle surchauffé de notre Clio familiale. Je ferme les yeux pour ne plus les entendre, pour laisser venir à moi ces endorphines sensées anesthésier ma peur. En les rouvrant je vois la tour Eiffel dont la silhouette découpe le soleil couchant. Nous approchons…

Elle pose sa main sur ma cuisse d’un geste très doux. Elle sait que j’ai peur. J’ai peur pour lui et j’ai peur d’elle. De son instinct fulgurant. Si elle avait raison… Si je m’étais juste laissé anesthésier par leurs belles paroles…

Ses mains sur le volant se sont décrispées. Je l’envie d’avoir ainsi l’espoir chevillé au corps. Moi j’ai juste l’impression d’être morte. De ne pouvoir revivre que lorsque Paul m’aura parlé et touchée. C’est tellement injuste pour Jean, et pour Camille aussi. Mais je ne peux pas. L’espoir ne sécrète que du poison en moi.

Je ne les interromps pas. C’est ainsi qu’ils fonctionnent : ils avancent l’un contre l’autre. Comme si à force de pencher chacun trop fort d’un côté ils contribuaient à se redresser l’un l’autre. Je vois toute la détermination de papa à croire possible l’impossible. Et je sens toute la résistance de maman qui vibre à travers le dossier de son siège. Mais dans le fond papa a raison : l’espoir sécrète bel et bien ses propres endorphines… certains y sont juste plus insensibles que d’autres. Quant à moi, cet engourdissement, cette anesthésie qui fait écho à celle que Paul doit subir en ce moment même me convient. De toute façon dans quelques heures la réalité va nous rattraper. Quelle qu’elle soit.

 

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