Aux nouvelles

Autopsie

par Anita BELDIMAN-MOORE

Il lui semble qu'un livre s'écrit tout seul derrière elle, juste en vivant, mais il n'y a rien. Se peut-il donc que leur histoire s’efface comme le panache d’un avion dans le ciel, au fur et à mesure de sa propre progression ? A quelles traces s’accrocher ? A quels souvenirs ?

 

Lui, debout dans la librairie, de dos, face aux rangées de la littérature anglaise du XXe siècle. Et ses mains caressant le dos des livres dans une danse sensuelle. Ses mains. Elle n’avait jamais vu de si belles mains. Aux doigts longs, fins et nerveux aux ongles presque féminins sans être maniérés. La vue de ses mains l’avait chavirée. Elle est presque sûre d’être tombée amoureuse de ses mains avant d’aimer l’homme. Des mains qui lui ont tant appris ! A s’aimer elle-même et aussi à s’oublier, à être présente au monde et à l’instant et à se laisser porter.

Il a 15 ans de plus qu’elle et l’appelle sa Proserpine.

Elle lui doit sa thèse et son premier orgasme. Il a pleuré quand elle lui a dit vouloir des enfants de lui.

 

Lui, marchant d’un pas vif dans les allées du Jardin du Luxembourg à l’orée de l’automne sans entendre les supplications de leur fille.

  • Papa, s’il te plaît ! Papa, les poneys, s’il te plaît ! Papa tu avais promis ! Papa s’il te plaît !
  • Jacques… nous étions d’abord venus pour ça.
  • Ne sois pas ridicule ! Si l’on ne se dépêche pas on ne pourra pas avoir de billets pour Le Caravage. Le musée ferme à 19h le mercredi.

Sans interrompre son implacable trajectoire. Ses mains patriciennes ouvrant la route d’un geste large. Et Justine dardant sur sa mère impuissante le regard de l’honnêteté outragée. Il n’y avait pas d’échappatoire. Chez lui, la culture passait avant le jeu. Justine allait aux expositions comme d’autres enfants finissaient leur assiette. Quand y avaient ils pris plaisir pour la dernière fois ?

 

Lui, assis à la table de la salle à manger, assommé. Ses belles mains grattant la nappe pour ramasser quelques miettes dérisoires. Elle le trouve vieux pour la première fois de leur vie. Seules ses mains, paradoxalement, paraissent encore jeunes. Toujours fines, soignées et nerveuses. Mais ce soir impuissantes.

  • Tu as un autre homme dans ta vie ? C’est ça ?
  • Non Jacques.
  • Une femme alors ? Il y a forcément quelqu’un.
  • Est-ce que cela te serait moins pénible ?

Il la regarde avec haine. Elle a déjà dépassé cela. Pour la première fois de leur vie, elle est plus adulte que lui. Il faudra qu’elle parle à Justine.

 

Lui, allongé dans cette grande chambre de l’Hôtel Dieu, ses longues mains fines, parcheminées, plus blanches que le drap sur lequel elles reposent. Elle a parlé aux médecins avant d’entrer. Etrange comme ces gens sont prêts à en dire tant à n’importe qui sauf à celui qui se trouve le plus intimement concerné par le mal qu’ils détaillent.

Il pose sur elle ce regard clair et pénétrant qui fait revivre une fois de plus l’homme de la librairie. Cet homme-là, elle l’aimera toute sa vie. A cet homme-là, elle doit la vérité qu’on lui refuse. Elle sait que c’est ce qu’il attendait d’elle en lui demandant de venir.

  • Alors je sors demain ?
  • Je ne crois pas…
  • Pourquoi cela ne me surprend-il pas ?

Elle s’est assise sur le lit et lui a pris la main. Sèche et froide.

  • Tu ressembles aux gisants de Saint Denis.
  • Il manque un lionceau à mes pieds.
  • Justine va passer demain avec Romain. Tu ne le reconnaîtrais pas, l’école en a fait un vrai petit garçon.
  • Justine vient me voir et traine son fils avec elle ! Je vais vraiment y rester alors.
  • Nous allons tous y rester un jour ou l’autre. N’est-ce pas ce que tu disais ?
  • Je le disais parce que c’était abstrait. Je l’ai dit parce que je me savais immortel. Se savoir immortel ne protège donc pas de la mort ?

Il referme sa main sur la sienne avec une force insoupçonnée. Peut-être que se savoir immortel protège -un peu- de la mort.

 

Le panache se dilue dans le bleu du ciel. Les lambeaux de souvenirs s’étiolent comme des nuages dans le vent. Du roman ne demeure que la trace de ces mains fines, intelligentes, vivantes. De l’amour qu’elles ont inspiré et de celui qu’elles ont donné. Ce n’est pas rien.

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