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Entre chien et loup

par Anita BELDIMAN-MOORE

Immobile, les yeux fixés sur la crête bleue que dessinaient les toits des immeubles sur le ciel parisien, elle avait presque atteint ce point d’équilibre entre une absence miraculeuse à son environnement immédiat et une présence totale et absolue au monde et à l’univers. La musique électrique de Dire Straits s’insinuait des écouteurs jusque dans son cerveau formant comme une bulle protectrice, un catalyseur à cette complexe réaction émotionnelle qu’elle cherchait à produire.

Le ciel avait ce bleu métallique et froid qu’il prend une fois éteints les derniers feux du crépuscule. Le monde extérieur se fondait en un paysage stylisé par l’obscurité et elle se fondait enfin dans ce tout fait de riffs de guitare et de presque nuit.

La porte d’entrée claqua alors comme un coup de fusil.

« Je suis rentrée ! Le dîner sera prêt dans une demi heure. Vous avez fini vos devoirs ? »

La bulle avait éclaté. La douleur revenait. La première douleur, celle de vivre avec eux. Celle de vivre là. Elle monta le son pour chasser à nouveau cette réalité insurmontable dans un flot de rock électrique.

« Emilie, je te parle ! »

Les écouteurs avaient été arrachés sans ménagement. Elle leva la tête, surprise, blessée, sur la défensive et ne rencontra que le visage crispé, étranger de sa mère, bouche béante et éructante.

« Emilie, je te parle ! »

Sa fille ne répondit pas. Elle ne lui parlait plus de toute façon, sauf pour proférer des insanités inimaginables à peine quelques mois auparavant. Sophie considérait ce corps où l’anguleux le disputait aux courbes d’une féminité naissante, ce corps qu’elle avait bercé, blotti contre elle, embrassé, soigné, ce corps désormais étranger. Elle contemplait ce visage poupin au regard vide et glaçant. Elle ne comprenait pas comment une telle métamorphose s’était opérée à son insu. Elle ne se souvenait pas avoir été ainsi à cet âge là.

Un matin sa petite fille s’était muée en cette créature méchante, monstrueuse, enfermée dans un univers bruyant et violent où elle ne pouvait l’atteindre.

Elle se mordit les lèvres une fois de plus pour ne pas pleurer. Surtout rester calme, aimante, comme toujours patiente et indulgente…. Ne rien changer pour qu’un jour le monde tourne à nouveau rond.

« As-tu fini tes devoirs ? »

Si seulement elle pouvait accrocher son regard ne serait-ce qu’une fois…

« Comme j’ai fini tard au bureau, je suis passée chez le traiteur italien. J’ai pris des anti pasti et des calamars. Le temps de cuire les pâtes et nous pourrons dîner. »

L’Italien. Face à cette preuve évidente de bonne volonté, Emilie voulut se forcer à répondre mais seul un borborygme inintelligible franchit sa gorge serrée. Elle vit le sourire forcé de sa mère se figer un peu plus et sut qu’elle avait, une fois de plus, échoué.

Sophie rassembla ses dernières forces, essayant une autre approche :

« Sur quoi travailles-tu ? »

Sa voix, enrouée par les larmes retenues, avait un ton rogue qui fit rentrer la tête dans les épaules à sa fille. Malgré tout, sa fine main tâchée d’encre et couverte de bagues macabres poussa une feuille au centre de la table.

"Parmi les remèdes habituels contre notre propre misère, il y a l'amour". Milan Kundera, "Le livre du rire et de l'oubli". Argumentez.

Sophie ne trouva rien à répondre. La digue qui retenait ses larmes et sa fatigue céda d’un coup la noyant sous le désarrois et l’impuissance. Elle fit brusquement demi tour et sortit de la chambre pour cacher tout cela à sa fille.

Raté.

Ca faisait presque plus mal encore à présent qu’elle était partie. Elle monta encore le son jusqu’à ce que cette douleur là, celle de la musique frappant ses tympans, chasse l’autre, indicible, innommable. La bulle se reformait petit à petit l’isolant à nouveau. La guitare et les basses pulsaient au même rythme que le sang dans ses tempes.

Le ciel était presque noir à présent. Devant elle un immeuble de bureaux se détachait dans sa blancheur aseptisée. Encore un peu et elle pourrait se dissoudre dans le bleu de la nuit dans le climax de la musique. Le danger serait alors écarté.

Mais voilà que là bas, sur le toit du rectangle blanc de l’immeuble sans âme, une forme chétive et crâne cloua son regard. Un petit arbre poussé là comme par miracle. Une pousse frêle et pas très fournie qui dépassait le toit en terrasse, ballotée par le vent. Un arbre enraciné dans dix étages de béton et de verre dont l’espérance de vie défiait toute statistique.

Alors la digue qui retenait ses larmes et sa peur céda d’un coup la noyant sous le désarrois et l’impuissance et la bulle éclata en un fracas de bleu et de musique.

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