Aux nouvelles

Les eaux printanières

par Anita BELDIMAN-MOORE

Il n’a jamais aimé Debussy, il me l’a glissé un jour à l’oreille lors d’une soirée où il avait bu un peu plus que de coutume. Il fallait cela pour qu’il se risque à une telle confidence ! Hélène ne le sait pas ou ne veut pas le savoir aussi le traîne-t-elle régulièrement de salle de concert en festival à la poursuite du son absolu de son compositeur favori. Mais voilà, Jacques est un homme de devoir. Je ne pense pas connaître un jour un homme si soucieux de se conformer à ce que l’on attend de lui.
Même son mariage est une convention parfaite, étayée par des siècles de convenances. Les Anglais ont un mot parfait pour cela : « proper ». A côté de ça « convenable » semble si faible ! Jacques est la convenance incarnée.
Je n’ai pas été surpris le moins du monde hier soir de le voir essayer de glisser son mètre quatre-vingt quinze sur une chaise dorée dans la salle de concert exiguë où se jouait le compositeur adoré d’Hélène. Je connaissais le programme, étant moi même un grand amateur de Debussy, et j’ai tout de suite compris à quel point l’oreille de Jacques serait mise à l’épreuve.
Le concert s’avéra particulièrement réussi. Le solo de flûte notamment fut remarquablement interprété, avec une pureté et une justesse de son exceptionnelles. J’étais si emporté par mon enthousiasme que je me tournai vers lui pour partager l’intensité de mon émotion. Il était livide et je crus un instant que même Hélène s’en inquièterait. Mais c’eut été compter sans l’imperméabilité souveraine de cette femme à toute émotion humaine. Trait de caractère qui ne cesse de me surprendre au demeurant, venant d’une telle mélomane.
Lorsque nous eûmes récupéré nos imperméables au vestiaire, je vis que les mains de Jacques tremblaient tandis qu’il aidait Hélène à enfiler le sien. Pour la première fois de notre longue amitié, je trouvai sa réaction exagérée.

C’était une belle soirée de printemps qui laisse deviner le frémissement de l’été aussi sommes-nous rentrés à pied. Hélène et moi devisant avec passion des morceaux et mouvements interprétés. Jacques silencieux, retrouvant peu à peu visage humain.
Nous nous sommes séparés devant le portail de leur villa, voisine de quelques portes de la mienne. Il était convenu de prolonger la douceur de ces journées presque estivales en allant pique-niquer le lendemain au bord du Garge, petit cours d’eau sur les hauteurs de la ville.
Et nous voilà repus, au bord de l’eau vive qui bondit hors du carcan de l’hiver dans l’odeur de verdure et de terre et la musique désordonnée de la nature. Hélène y voit un écho du concert d’hier soir. Jacques sourit et allume une cigarette. Hélène n’aimant pas la fumée des autres, il déploie lentement sa longue et élégante silhouette et s’éloigne discrètement. Je le regarde disparaître sur le chemin et il me semble que son pas se fait plus vif à mesure qu’il s’éloigne.
Hélène, allongée sur la couverture, fredonne le thème du solo de flûte qui s’harmonise si merveilleusement avec le spectacle qui se déploie sous mes yeux. Tout est si paisible que je laisse revenir à moi des émotions et des sentiments que je tiens habituellement à distance. Mon amour passé pour Hélène par exemple.

J’ai tant aimé la perfection de cette femme ! Sa grâce, sa beauté classique, son éducation parfaite et sa culture discrète mais encyclopédique. A quoi a tenu son choix ? Je ne le saurai jamais. Mais je m’en félicite tous les jours. Hélène m’aurait dévoré de l’intérieur. Seul Jacques et sa carapace de convenance était de taille à résister à ce monstre d’indifférence travestie. Le choix d’Hélène n’était peut-être qu’une forme de sélection naturelle.
Elle fredonne toujours Debussy. Ce Debussy que Jacques n’a jamais aimé. Mais il ne le lui dira jamais. Et de toute façon elle refuse de l’entendre.
La voilà qui se redresse et pose une main sur mon bras. Je lui souris. Jacques n’est pas revenu.
Nous rangeons les restes de victuailles et les couverts dans le grand panier qu’ils ont apporté. Je ferme les lanières tandis qu’elle appelle Jacques, pas encore inquiète.
Je sais au plus profond de moi qu’il ne répondra pas. Je ne peux pas dire pourquoi cette inébranlable certitude qu’il ne reviendra pas. Que malgré son sens aigu des convenances, malgré une vie à se conformer à des exigences sociales et humaines qui l’éloignaient un peu plus chaque jour de lui-même, Jacques est parti pour de bon.

Un peu plus tôt, un peu plus tard, le moment vient toujours où l'homme mûr réinvente sa vie ; ne serait-ce qu'en s'octroyant la souveraine liberté de choix dont le privent des traditions ou des préjugés de famille, le jugement d'un maître d'école ou le hasard des destinées

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