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Le jour de l’éléphant

par Anita BELDIMAN-MOORE

Ma vie est un chaos. Et le dire ne reflète qu’une faible partie de la réalité que je vis chaque jour. Mais il faut être juste : c’est un chaos que j’ai engendré moi –même. Je ne blâme ni les autres ni le destin. J’ai tout foutu en l’air tout seul comme un grand. Le jour de l’éléphant n’a pas dérogé à la règle de l’emmerdement maximum qui régit le tout venant de mon existence.

Cela fait trois mois que nous travaillons avec Brigitte et toute la troupe sur le festival de St Paul sur Mer. J’ai connu Brigitte à Paris lors de l’un des premiers « Paris plage ». Elle avait pour mission d’animer un « espace de lecture » entre transats et chariots à glace. L’une de ses animatrices était une fille à tomber. Le genre sorti de la couv’ de Vogue. Blonde mais pas trop, une coiffure qui avait dû prendre des heures pour sembler si naturelle, une silhouette calibrée tip top et un QI d’agrégée. Claire était le fantasme masculin incarné. Et sympa en plus ! La fille parfaite qui s’intéresse à toi sincèrement. Même mon cynisme inné y a succombé.

J’ai passé les deux meilleurs mois de ma vie avec Claire. Mieux que tous les paradis à venir, toutes religions confondues. J’ai laissé tomber mon boulot (chiant il est vrai) d’architecte d’intérieur dans l’un des cabinets les plus côtés de Paris. J’ai tourné le dos (sans trop de mal) à mes amis du moment. Et j’ai rejoint la troupe dans la joie et la bonne humeur… quelques jours avant que Claire ne la quitte… et moi dans la même foulée.

C’est un soir de septembre. « Paris plage » est fini depuis longtemps, nous venions de tenir l’AG de l’association qui structure la troupe. Claire paraît un peu distante mais je ne suis pas du genre à me poser des questions. Brigitte insiste pour qu’on la raccompagne ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille… mais je ne suis pas très futé. Dans la voiture Brigitte prend docilement place à l’arrière, e lle me regarde et, sûrement, veut me faire comprendre quelque chose avec ses yeux, mais je ne suis pas intelligent du tout et ne comprends pas, et c'est elle que je dépose la première. Ensuite je rentre avec Claire, chez Claire. Où elle met mon cœur, mes projets et mes espoirs en charpie.

Je ne sais pas pourquoi je suis resté. Mais je suis resté. Brigitte a accepté de m’entretenir pendant des mois. Je suivais la troupe, mangeais avec eux, dormais là où ils dormaient mais je ne faisais rien. Un vrai parasite. Après j’ai contribué un peu. St Paul c’est le premier événement où je me suis vraiment impliqué.

C’est une aventure plutôt excitante parmi tous les micro-évènements régionaux que nous nous coltinons à longueur d’année et que les élus locaux parent d’épithètes superlatifs mais qui sortent rarement du concours de Miss Traite des vaches et de la course en moissonneuse batteuse habillés de quelques alibis culturels comme un concert de gloires provinciales que YouTube vient de propulser dans une autre dimension.

Rien à dire, Brigitte a du mérite à aller pécher tout ça pour nous faire bouffer. Elle a d’autant plus de mérite qu’elle ne récolte de notre part que le genre de sarcasme à la petite semaine que je vous ai servi ci-dessus. Mais Brigitte est une fille formidable, l’idée du Bien (si ! si ! avec un B majuscule) domine sa vie et son ambition. Toutes les critiques glissent sur son optimisme inébranlable et tous les compliments sont aussitôt redistribués à « ceux qui les méritent  vraiment ». Certains jours je dois me retenir de la frapper. Juste pour voir si c’est pour de vrai.

Mais je ne l’ai jamais fait. Brigitte, elle, croit en moi. La preuve : l’éléphant, c’est moi.

Enfin c’est mon idée et aussi en grande partie ma réalisation. L’éléphant est un char. C’est une structure métallique gigantesque posée sur des roues et recouverte de silicone et de papier mâché. L’idée m’est venue d’un roman extraordinaire sur lequel je suis tombé un jour d’errance dans une librairie. « Le voyage de l’éléphant » de José Saramago. Tout au long de ma lecture j’ai eu l’impression d’être bercé par un conte. De voir la voix de l’auteur se dérouler devant moi. Cet éléphant m’a hanté pendant des mois. Alors j’ai décidé de lui donner forme à défaut de vie. Nous cherchions une accroche pour le défilé du festival. J’ai parlé de l’éléphant. Bien sûr la grande majorité de mes camarades n’ont pas compris le rapport avec le projet. C’était normal : il n’y en avait aucun. Mais Brigitte a permis au débat de se poursuivre.

Après trois réunions, je ne sais trop comment, tout le monde a fini par s’enthousiasmer pour mon idée. Peut-être pace que je crayonnais sans cesse des esquisses chamarrées du char de l’éléphant. Sans doute la troupe a-t-elle tout simplement voulu voir se réaliser ces dessins séduisants. Mais la nature a horreur du vide… et les projets culturels aussi, surtout quand il y a un conseil municipal derrière avec des euros pour de vrai. Alors on a bâti une thématique autour de l’éléphant.

Sur la côte, entre les ports méditerranéens et les Pyrénées (qui ont précisément vu passer l’éléphant de Saramago) les prétextes à éléphant n’ont pas manqué. Alors on a eu les subventions. Et on a commencé à construire l’éléphant.

Je tiens particulièrement à faire la tête moi même.

  • Mais tu n’as aucune expérience technique, objecte Brigitte pourtant peu encline au doute.
  • Je sais mais cet éléphant est en moi, je saurai le construire.
  • Soit mais alors fais juste la tête. Vu l’échelle, tu auras assez de travail et après tout ces la partie la plus ornée.
  • Et la moins technique, avoue…
  • Tu n’as jamais construit de char !
  • Ok, la tête me va.

Brigitte semble si soulagée que je pourrais le prendre pour une injure. Mais je lui avais suffisamment pourri la vie pour passer sur cette petite incivilité. J’ai ce que je veux : la tête de l’éléphant.

Tout le monde prend ses ordres de moi de toute façon : mes dessins mènent la danse. L’éléphant doit mesurer 4m de haut. Gris-brun, il sera décoré de riches tapis et couvre-chef brodés de strass et de paillettes et de galons dorés. Sur la tête il arborera une coiffe triangulaire frangée d’or avec des broderies soyeuses vertes et rouges, de fausses pierres précieuses et deux pompons vert et or pendant le long de ses oreilles.

Evidemment, comme nous avons construit le corps et la tête séparément, il a bien fallu les souder ensemble. J’entends encore un vieux copain d’atelier me dire : la soudure c’est la faiblesse de toute la structure. Je le sais, et les autres aussi sans doute. Mais l’excitation du jour ne laisse guère place aux interrogations… et puis je l’ai déjà mentionné : je ne suis pas un gars très futé qui se pose beaucoup de questions. Je crains que ce ne soit assez définitif.

Mais, nonobstant nos doutes inexprimés et nos talents approximatifs, l’éléphant est une splendeur. En puissance et en magnificence, il allie luxe et technicité. A ma grande surprise et à l’immense soulagement de Brigitte, il roule parfaitement. Demain il prendra place dans le défilé.

La journée du festival commence bien. La pluie annoncée semble s’être ravisée. Les cracheurs de feu et les défilés en costume traditionnels accompagnés de musiques improbables se déroulent avec succès. Vers midi, les concerts fleurissent dans toute la ville, pendants aux divers barbecues et méchouis organisés un peu partout.

A quatre heures, c’est notre moment de gloire. Le thème de « l’Orient rencontre l’Occident » se déploie dans toute sa splendeur. Brigitte pointe chaque passage en vérifiant que les costumes sont complets et que les conducteurs de chars manient bien leur engin.

Je la regarde pour la première fois. Elle n’est pas belle mais elle dégage une chaleur incroyable. Ses cheveux courts coupés n’importe comment font une auréole quasi divine à son visage engagé. Rien ne lui échappe. Rien ne la surprend. Elle sait les forces et les faiblesses des uns et des autres et elle sait les orchestrer. Quand vient le tour de l’éléphant, j’insiste pour le conduire. Bruno qui a supervisé la construction et la mécanique de tous les chars propose de me seconder. Brigitte paraît déstabilisée pour la première fois mais elle pointe et laisse passer.

Le défilé est grandiose. Les gens ont pendu des tissus colorés à toutes les fenêtres. Ils jettent des fleurs sur notre passage. Et dans tout ça, l’éléphant est comme dans un écrin. Les manettes intérieures qui permettent de le guider sont faciles à manipuler. De temps en temps, j’anime celle qui lui fait bouger la tête, secouant ses pompons et sa longue trompe.

Lorsque nous avons tourné de la grande rue dans la rue du port, nous avons tout de suite compris ce que nous avions oublié. La pente. Vers le port, la déclinaison du terrain est de l’ordre de 35° ce qui est loin d’être négligeable… mais que nous (je) avions négligé.

La manette de frein, engagée à fond, a ralenti la catastrophe sans vraiment l’arrêter. Après une centaine de mètres, elle a cassé. L’éléphant a accéléré. Et par je ne sais quel effet mécanique, sa tête s’est mise à dodeliner de plus en plus fort. De là où je me trouve, le bruit de ferraille du char éléphant ne me dit rien qui vaille.

A un moment donné de notre glissade, j’ai réalisé qu’au bout de la rue du port, il y avait vraiment le port. J’ai pensé à Brigitte et j’ai eu du remord à l’avoir déçue sur ce coup. Mes compagnons d’infortune pensaient sans doute plus à leur survie immédiate puisqu’ils ont commencé à s’agiter de façon désordonnée. Au niveau du parking du port, beaucoup ont ouvert la porte dérobée du char pour sauter sur la chaussée. Bruno m’a regardé avec une sorte de rage contenue mais il est resté. Un brave type, Bruno.

Au bout de la rue du port, après le parking et après le port, il n’y a plus donc que la mer. Les chars tournent normalement avant le parking. Mais le nôtre n’avait plus les freins pour ce genre de manœuvre. Alors il a continué tout droit. C’est là que Bruno m’a injurié, nommément. Puis nous avons plongé. Sous le choc du contact avec la mer, le char s’est désolidarisé. Le corps et ses dessous téchno-mécaniques ont alors coulé à pic alors que la tête, détachée, entre structure de fer, air et papier mâché s’est mise à flotter.

Une fois que nous avons atteint l’eau, Bruno m’a attrapé par le col de ma chemise et m’a tiré à la surface. Sympa de sa part. . Un brave type, Bruno. Le temps que nous nagions jusqu’au quai, Brigitte était là, massacrant la lanière de son sac à main. Dans la baie, la tête de l’éléphant, ornée d’or et de soie s’éloignait paisiblement vers l’Orient.

Brigitte a calmé Bruno, rédigé un chèque pour les bonnes œuvres des pompiers (hilares) et m’a gentiment mené à sa voiture.

  • Je suis désolé. Je crois bien que j’ai fait une erreur de calcul.
  • Ca ne m’étonne pas vraiment, rétorque Brigitte avec moins d’indulgence mais autant de sympathie que d’habitude.
  • Je ferai mieux la prochaine fois.
  • Il n’y aura pas de prochaine fois.

J’aurais pu m’en trouver chagriné mais, dans un sursaut de conscience, j’ai saisi ce qu’elle voulait dire. Et je l’ai trouvée très belle aussi. Je crois même que je l’ai embrassée.

Il est convenu que mes dessins seraient menés à bien le plus loin possible, dans la limite de la réalité. Il est convenu en revanche que je ne toucherai plus à aucun chalumeau ni même à un marteau voire à un tube de colle de toute ma vie associative.

Et sur ce serment, Brigitte m’a embrassé aussi.

Ma vie est un chaos. Tout ce qui s’est passé ces derniers jours contribue à ce constat. Mais après tout, il est assez communément admis que le chaos originel a produit la vie. Alors pourquoi mon propre chaos ne serait pas productif. Brigitte en tout cas est de mon avis. Et notre futur enfant, en gestation, en est la meilleure preuve.

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