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Retraite

par Anita BELDIMAN-MOORE

Il est un chemin qu’on appelle « le chemin sans trace » et les vieux du village seuls savent où il commence. Personne en revanche ne sait où il mène.

Lorraine m’avait prévenu. Il n’était pas question qu’elle vive plus de trois mois par an dans ce coin reculé que j’avais choisi comme retraite. Sa déclaration avait été franche, claire et sans animosité et c’est ce qui la rendait en quelque sorte sans appel. Ce refus catégorique ne m’avait pas surpris outre mesure en réalité. Il est un moment où quinze années de distance finissent par rattraper le couple le plus uni qui puisse être. Lorraine était la citadine que j’avais aimée, moi même indécrottable amateur des villes, de leurs néons et de leur fièvre. Mais chez moi, la soixantaine passée, l’âge de l’apaisement était venu. Pas encore chez elle.

Au début donc, nous avons vendu le grand appartement et Lorraine a repris son studio qu’elle louait à de vagues connaissances depuis que nous avions décidé de vivre ensemble. Elle venait souvent me rejoindre, surtout à la belle saison. Etant une femme sincère et sans calcul, elle n’avait pas érigé ces trois mois par an en principe intangible. Elle venait selon ses envies, son désir et son manque de moi aussi j’imagine.

Dans ce contexte, l’hiver est venu comme une épreuve. Epreuve en soi car tout le chauffage moderne ne pouvait pas grand chose contre le froid intense qui s’insinuait dans tous les recoins de la vieille bâtisse. Ma propre résolution de fuir la ville et sa folie trépidante faillit être mise à mal. Lorraine, quant à elle, cessa de venir après un week-end particulièrement rude où elle passa deux jours à errer d’une pièce à l’autre en quête d’un recoin à l’abri des courants d’air, emmitouflée dans deux pulls et une longue couverture qu’elle traînait comme un suaire. Alors vint pour moi la seconde épreuve, celle de la vie sans Lorraine. Nous avions beau nous appeler plusieurs fois par jour et correspondre par mail avec assiduité, l’absence creusait son fossé entre nous irrémédiablement.

Je n’ai jamais été de ceux qui pensent que l’éloignement cimente les couples et les fait durer. Je suis un tactile, un sensuel. J’ai besoin de toucher les gens que j’aime. Seul dans mon exil montagnard, j’avais l’impression que l’on m’avait amputé des deux mains ! Ma seule consolation était de sentir une tension inchangée dans la voix de Lorraine, son désir et son amour à fleur de ton au fil de toutes nos conversations. Cette certitude me réchauffait l’âme à défaut du corps.

Le dégel et le printemps explosèrent d’un coup sans signes avant-coureurs, décelables à tout le moins par le béotien que je suis. Lorraine revint et avec elle le soleil, les longues balades, les virées dans les bourgs voisins. L’agnelage de printemps ayant commencé, nous avions bénéficié de quelques moment particulièrement émouvants dans la bergerie du village, confortant au passage Lorraine dans ses convictions végétariennes. Nous avons exploré ainsi les alentours comme jamais, chemin après chemin, vallon après vallon, main dans la main, nos pas accordés.

J’étais heureux dans cette nature régénérée, de la voir heureuse et présente. De la toucher, de sentir son corps souple et chaud à mes côtés le matin, d’être tout simplement dans le champ de son regard. Lorraine avait toujours eu cette aptitude au bonheur qu’étrangement elle communiquait aux autres sans effort et sans prosélytisme, par simple capillarité.

Comme elle n’avait guère pris de congés sans moi l’hiver passé, elle pu s’absenter presque deux mois d’affilée durant la saison estivale. Le désert français ayant du bon, les routes touristiques (même vertes) n’avaient pas encore atteint les contrées reculées où j’avais élu domicile désormais. Nous profitâmes donc de longues randonnées, isolés par l’immensité du paysage et de notre bonheur. Lorraine s’abandonna même à aménager ma tanière comme un vrai foyer. Sans aller jusqu’à s’installer à proprement parler, elle y ramena des objets qui lui tenaient à cœur et m’aida à repeindre la salle de séjour et les chambres de couleurs chaudes et gaies.

Dans le prolongement de l’été, l’automne fut tellement beau et chaud que nous n’y fîmes même pas attention. Lorraine était là tous les week-ends, investissant tous ses RTT dans ce qui était véritablement devenu notre maison. Rien jamais n’aurait pu égaler cette plénitude.

Début novembre cependant elle m’annonça que nous hibernerions séparément à nouveau.

Et me voilà sans elle, dans une maison désertée, froide et morte. Je sais que ce n’est que pour quelques mois. Je sais qu’elle m’aime et qu’elle reviendra. Je sais aussi que je ne pourrai pas vivre ça de nouveau. Alors ce matin, j’ai mis deux pulls, ma doudoune, mon bonnet le plus chaud et mes bottes fourrées. J’ai rempli mon sac à dos de pain, de saucisson et de café chaud dans un grande thermos et je suis parti. Il paraît qu’il est un chemin qu’on appelle « le chemin sans trace ». Les vieux du village seuls savent où il commence. Personne en revanche ne sait où il mène.

On verra bien.

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