Comme une souche
par Anita BELDIMAN-MOORE
Comme une souche. C’est la première pensée cohérente qui réussit à se frayer un chemin au delà de la stupeur qui le paralysait. Quelques heures auparavant sa vie était aussi banalement normale que possible. A présent tout avait implosé.
- … comme une souche.
- Il faut prendre soin de vous monsieur.
- Comme une souche.
Le ciel était bleu. A perte de vue. A perte.
- Je venais de finir la commande des Moreau. Douze chaises Henri IV, assise et dossier tapissés. Cent quarante deux clous pour chaque.
- Venez, ça ne sert à rien de rester là. Il fait froid.
Jamais l’horizon n’avait été aussi dégagé. Le paysage d’hiver s’étalait à perte de vue. A perte de vue. A perte. Les gyrophares donnaient un éclat féérique à la neige boueuse de la terrasse. Il tourna lentement la tête pour embrasser du regard tout l’espace de ce qui avait été une maison et qui n’était plus qu’horizon hivernal. De ce qui avait été sa maison.
La jeune secouriste des sapeurs pompiers s’approcha de lui, elle posa sa main sur la sienne et la serra doucement.
- Venez. Venez vous mettre au chaud.
- Au chaud !
- Venez monsieur. Il faut vous faire examiner.
- J’ai fini la commande. Et j’étais tellement vidé que je me suis couché dans l’atelier. Juste pour récupérer. Mais j’ai dormi comme une souche.
L’atelier était là, séparé de la maison absente par la petite allée où ils rentraient les poubelles. L’atelier était là. Intact.
Il était là lui aussi. Intact.
Une guirlande du sapin avait fait un court circuit. Il avait suffi de cette petite étincelle pour réduire à presque rien sa maison, sa famille, sa vie. De toute cette richesse ne restait que ce bout de bois de charpente brûlé dont l’œil le regardait depuis sa tombe de cendres.
- J’ai dormi comme une souche, dit il une dernière fois avant de se laisser entraîné hors de la scène du désastre par la jeune pompière.