Aux nouvelles

Bonheur

par Anita BELDIMAN-MOORE

 

Au début c'était un peu étrange. A la fois trop intime et trop réservé. Nous ne savions pas où jeter les limites de nos conversations. Nous nous livrions par à-coups sans savoir où cela nous mènerait. Nous ne savions pas exactement quoi nous dire ni comment le dire. Ou plutôt nous ne savions pas ce que cela deviendrait une fois dit. Un simple mot, le plus anodin pouvait relancer une ancienne blessure, sans qu'on le veuille, sans qu'on le sache même.

Car de la même façon nous ne savions quoi répondre. Le vrai, le presque vrai, le vraisemblable ? Jamais le choix n'avait été aussi vaste ni aussi complexe. Parce qu'il y avait une seule certitude en ces temps là, nos vies étaient en jeu. Notre vie ensemble, qui valait mieux que nos deux vies mises bout à bout.

Alors nous marchions littéralement sur des oeufs avec une incroyable anxiété. Cette peur de n'être pas à la hauteur de ce qui nous arrivait. Ce complexe d'infériorité face au destin qui avait noué les fils de ce qui nous semblait un miracle. C'était comme une valse dont nous ne savions pas les pas et dont la mélodie, par sa perfection même nous paralysait. Nous avions peur de tout gâcher. En disant tout. En ne disant pas assez. Mais nous avons continué à danser parce que la musique était trop belle pour s'arrêter.

Je ne sais pas à quel moment avons enfin trouvé un équilibre. A quel moment nous nous sommes sentis affranchis des liens du passé et de nos peurs. Mais un soir j'ai senti une onde de liberté, plus forte que le plaisir ou le bonheur, me traverser le corps, vague après vague ; et le monde s'ouvrait devant moi comme si j'avais à nouveau vingt ans.

Nous ne pourrons jamais tout dire. Cela aussi il faut l'accepter. Nous avons une vie entière pour nous dévoiler. Et tant pis pour nous si nous ne tenons pas toute une vie. Chaque entité a son propre rythme et l'amour comme tout autre ne suivit pas à une croissance accélérée.

Quel besoin ai-je de tout savoir et de le savoir de suite. Personne ne peut décrire le choc presque sensuel que l'on peut éprouver au détour d'une conversation à voir une porte s'ouvrir dont on ne soupçonnait même pas l'existence. Et de peser le pour et le contre. De pénétrer doucement dans cette obscurité offerte ou de laisser la découverte à une autre fois. De la provoquer par la suite.

Je n'aurais jamais cru que la vie était autre chose qu'une suite d'événements établis de longue date. Peut-être parce que je n'avais jamais eu l'occasion d'exercer mon libre arbitre dans son sens véritable.

Chaque jour, chaque mouvement est un coup de dés. Nous mettons sans cesse notre équilibre en jeu, car c'est le seul moyen d'avancer. Peu importe les incompréhensions, les agacements, ils sont le symptôme d'un point névralgique. Que nous choisissions de le contourner, remettant à plus tard l'affrontement ou que nous choisissions au contraire d'y faire face tout de suite, au fond, peu importe. Nous poussons nos pions sur l'échiquier non l'un contre l'autre mais l'un et l'autre, dans le désordre peut être, parfois, comme un miracle, de concert avec cette assurance étrange et inquiétante de viser le même but même si ce but peut avoir une réalité totalement différente pour chacun de nous.

Jamais je n'aurais pensé que de vivre avec lui pourrait me mener aussi loin en moi même. Mes propres réactions, mes réponses à ce qu'il dit, fait ou est sont autant de questions et de défis que je me lance. Et c'est ainsi qu'en essayant de changer l'autre, nous changeons nous même, brouillant les cartes à chaque donne.

Il est si incroyable que tant d'êtres humains aient tenté cette aventure. Même en considérant que beaucoup n'en étaient pas conscients. Si nous pouvons faire ça, vivre une vie (même quelques mois, quelques jours vécus comme une vie comptent alors pour une éternité) avec quelqu'un qui en lui-même est une autre planète, alors nous sommes faits pour conquérir la Lune et l’univers.

Chaque instant de vie commune est une telle alchimie que c'en est un miracle à lui tout seul. Que ce soit par amour, intérêt ou habitude, nous lui devons respect. Ce sont deux mondes qui se heurtent en un combat de titans (quel que soit l'équilibre des forces et il n'est jamais aisé à établir) et qui s'en trouvent bien.

Je n'arrive toujours pas à y croire. Qu'une somme pareille de plaisirs, de rires, de frustrations et de colères puisse aboutir à cette quiétude implicite, m'émerveille et me fait peur. Car je ne me reconnais plus. Mon corps lui-même me devient étranger, autonome vis-à-vis de ma volonté. Je ne suis plus désormais l'unique source ni l'unique récipient de mes passions. Je ne fonctionne plus en autarcie. Ses désirs à lui, ses peurs, ses joies sont à présents comme un septième sens pour moi. Pas tout à fait les miens mais reconnus, ressentis, acceptés. Un peu de lui est devenu partie intégrante de mon propre être. C'est là une expérience de possession et de dépossession dans le même temps, troublante et jouissive.

Je crois que j'avais envisagé et accepté une telle situation dans l'idée d'enfanter. Le lien alors est naturel, physique, explicable. Mais de ressentir une telle sensation au-delà même de tout contact physique fut-il l'union de nos deux corps, me déstabilise. Comment peut-on nouer de tels liens, par delà nos différences, nos divergences même les plus intimes ?

Et comment peut-on, après tout cela être aussi bien, aussi naturellement heureux, sans paradoxalement se poser de questions ?

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