Aux nouvelles

Lettre à Elise

par Anita BELDIMAN-MOORE

Ce devait être un malentendu. Il fallait que ce soit un malentendu.

Elle était encore là, debout sur le seuil de sa chambre, la lettre dans une main, ses clefs dans l'autre figée dans le geste quotidien de les poser sur la commode.

 

"Ma chère Elise,
(permettez-moi de vous appeler ainsi, vous dont je suis comme le double inversé dans un miroir). Voilà cinq ans que je suis la maîtresse de Jean et je crois qu'il est temps pour vous de l'apprendre.
Je conçois parfaitement qu'une telle nouvelle puisse bouleverser votre vie mais égoïstement je crois qu'il est temps d'opérer ce bouleversement.
Bien sûr c'est vous la victime, la femme trompée. Mais j'estime qu'à vivre dans votre ombre toutes ces années m'a conféré un statut comparable sinon semblable.
Je ne demande pas grand chose : ni divorce, ni séparation (il me serait tout à fait impossible de vivre chaque jour avec Jean comme vous le faites). Je veux seulement accéder à la reconnaissance, être autre chose qu'une formule codée dans l'agenda de Jean et recevoir autre chose qu'un bouquet imposant mais solitaire le jour de mon anniversaire qui a le malheur de coïncider avec celui de votre fille aînée.
Je veux que vous sachiez enfin que j'existe et cela que vous décidiez ou non d'en parler avec Jean. Nous sommes entre adultes responsables me semble-t-il et cette situation vaudevillesque d'un autre âge commence à frôler le ridicule."

 

La lettre continuait sur deux autres feuillets mais il lui était physiquement impossible de tourner la page pour en continuer la lecture.

"Ma chère Elise…"
"Ma chère Elise…"
il y avait une chanson enfantine qu'elle aimait fredonner à Charlotte quand elle avait quatre ou cinq ans :

"Avec quoi faut-il chercher l'eau,
Chère Elise, chère Elise…"

Le petit air familier lui vint aux lèvres machinalement après plus de dix ans. Et puis :"… mon anniversaire… coïncider… votre fille aînée."

La familiarité de cette phrase lui donnait la chair de poule. D'avoir ainsi partagé l'intimité de sa vie de femme, d'épouse et de mère avec une inconnue la rendait malade. Ses clefs s'enfonçaient douloureusement dans la paume de sa main. Elle prit une longue inspiration, d'abord saccadée puis plus contrôlée. Posa la lettre sur la commode, la reprit, posa ses clefs.

"Ma chère Elise…"

Ce n'était pas un malentendu. Il n'y avait aucune chance pour que ce en soit un. Ce n'était même pas un cauchemar.

"Chère Elise, chère Elise,
Avec quoi faut-il chercher l'eau ?
Avec un seau, mon cher Eugène,
Cher Eugène, avec un seau…"

Elle respira si fort qu'elle en eut le vertige.

D'abord s'asseoir. Le lit n'était pas loin mais elle ne pouvait s'y résoudre. Le matin même Jean lui avait fait l'amour sous ces draps. L'amour.

Elle préféra la chaise du secrétaire. Une position qu'elle n'occupait jamais. Elle s'asseyait toujours à la table de la salle à manger ou de la cuisine pour son courrier. Elle avait toujours trouvé le petit secrétaire en acajou trop précieux et pas franchement pratique. Aussi se sentait-elle encore plus en porte-à-faux devant cette lettre.

 

"… Voilà cinq ans que je suis la maîtresse de Jean…"

Etait-ce possible ? Avait-elle pu se montrer aussi naïve pendant toutes ces années ?

"Mais le seau, il est percé,
Chère Elise, chère Elise,
Mais le seau, il est percé…"

Et Jean ! Comment avait-il fait pour feindre pendant si longtemps ? Non, tout cela était ridicule. Toutes ces années, cette somme d'instants de bonheur quotidien, de petits tracas, ces milliers de jours de complicité, elle ne pouvaient pas les avoir inventés, rêvés. Ils avaient existé. Et cette lettre n'y avait pas sa place.

"Faut le boucher, mon cher Eugène,
Cher Eugène, faut le boucher…"

Cette femme devait être folle. Elle fantasmait. Il y avait sûrement de nombreuses autres explications possibles.

"… une formule codée dans l'agenda de Jean…"

Il y avait bien cette fois-là quand elle avait voulu vérifier la date de leur location de vacances et qu'elle avait lu ce gribouillis incompréhensible : HL15.45, 1548B, souligné trois fois. Etrange comme elle s'en souvenait encore.

"Avec quoi faut-il le boucher,
Chère Elise, chère Elise,
Avec quoi faut-il le boucher ?
Avec d' la paille, mon cher Eugène,
Cher Eugène, avec d' la paille…"

HL15.45, 1548B. Des initiales, une heure, un code de porte. C'était de la paranoïa. Cela pouvait être n'importe quoi y compris un de ces longs mots de passe qu'affectionnait Jean pour ses échanges sur ordinateur.

Elle avait les yeux fixés sur la lettre, froissée à présent dans sa main crispée. Elle ne la lisait pas. Les mots étaient imprimés sur sa rétine depuis longtemps. Elle ne chercha pas non plus à tourner la page et à lire la suite. A quoi bon ? Le premier paragraphe était suffisamment éloquent.

"Voilà cinq ans que je suis la maîtresse de Jean et je crois qu'il est temps pour vous de l'apprendre."

Il était temps en effet ! Cinq ans, mon Dieu !

Charlotte devait avoir dix ans, Quentin six et Julien venait juste de naître. Ou pas encore. Elle ne savait ce qui lui paraissait le plus insupportable. Que Jean l'aie trompée avant ou après son accouchement ?

Que Jean l'aie trompée ! Voilà qu'elle acceptait ce fait inacceptable.

Le poison de cette salope avait fait son œuvre.

"Mais la paille n'est pas coupée,
Chère Elise, chère Elise,
Mais la paille n'est pas coupée..."

Sous la violence de l'émotion, elle ferma les yeux, essayant de faire le vide dans son esprit. D'oublier la lettre et cette comptine infernale qui vrillait dans sa tête. Avec méthode, elle s'appliqua aux exercices respiratoires qu'elle avait appris lors de sa seconde grossesse. Respirer par le ventre, relâcher tous les muscles.

Une fois son souffle maîtrisé, elle entreprit de réorganiser le tumulte de ses pensées. Elle avait quitté son travail à cinq heures, comme tous les jours. Elle était montée dans sa Clio verte après un détour par la boulangerie pour acheter deux baguettes et un pain de campagne. A cette heure là, les rues de Paris étaient encore fluides et la place de la Concorde se vidait et se remplissait en une marrée modeste et harmonieuse. Le soleil de fin août, généreux mais pas étouffant, baignait les pierres blanches des façades de ses rayons dorés. Elle se souvenait avoir eu la pensée fugitive de son bonheur en attendant devant un feu tricolore.

"Faut la couper, mon cher Eugène,
Cher Eugène, faut la couper …"

Encore un effort.

Elle était arrivée très vite à l'appartement, pris le courrier en bas chez la gardienne et pesté une fois de plus contre l'absence de boîtes aux lettres qui les obligeait à engager tous les soirs la conversation avec cette femme épouvantable. Jean prétendait qu'à force ils finiraient par lui trouver des qualités. Jean.

"Voilà cinq ans que je suis la maîtresse de Jean…"

Elle s'était faufilée dans l'étroit ascenseur rhumatisant qui datait du siècle dernier en se disant une fois de plus qu'elle aurait dû faire l'effort de monter à pied. Elle feuilletait machinalement la mince pile d'enveloppes cachetées. L'EDF, une carte postale de Bretagne de la part de Charlotte, une lettre fort peu épaisse des petits encore chez leur grand-mère paternelle…

"Avec quoi faut-il la couper,
Chère Elise, chère Elise,
Avec quoi faut-il la couper,
Avec une faux, mon cher Eugène,
Cher Eugène, avec une faux…"

…une publicité, une offre spéciale de rentrée de chez Cyrillus et cette lettre à l'écriture soignée, classique et qui l'avait intriguée.

Elle l'avait ouverte en premier, aussitôt le pain posé dans la cuisine, avec son trousseau de clefs avant même de le mettre sur la commode. Elle se revit soudain, figée, son geste suspendu, le souffle coupé.

"Voilà cinq ans que je suis la maîtresse de Jean…"
"… la maîtresse de Jean…"
"… la maîtresse de Jean…"

Elle se leva de la chaise brusquement et son genou heurta le coin de la tablette du secrétaire. La douleur aiguë qui irradia dans sa jambe lui fit du bien. Elle posa enfin la lettre à plat devant elle, s'apercevant alors combien sa main avait été crispée dessus. Avec une lenteur délibérée elle se dirigea vers la salle de bain où elle s'aspergea le visage d'eau froide en évitant soigneusement de se regarder dans la glace.

Etrange comme elle ne pleurait pas.

"… la maîtresse de Jean… la femme trompée…"

Les mots résonnaient d'une étrange et familière musique. Toutes ces années à vivre, comment disait-elle cette femme, "comme le double inversé dans un miroir" sauf que le double en réalité c'était elle.

Elle qui se croyait protégée derrière ses trois enfants et ses vingt ans de vie commune avec Jean.

"Mais la faux n'est pas affutée,
Chère Elise, chère Elise,
Mais la faux n'est pas affutée
Faut l'affuter, mon cher Eugène,
Cher Eugène faut l'affuter…"

Fichue comptine ! Elle s'aspergea à nouveau le visage mais cette fois elle se força, en redressant la tête à contempler son reflet : "le double inversé dans un miroir".

Egale à elle-même, ses traits fins et racés laissaient à peine paraître la fatigue de la journée. Ses cheveux blonds cendrés (un peu argentés devrait-elle dire désormais) tenaient encore dans le mince chignon serré qu'elle avait fait ce matin là comme tous les autres de sa vie depuis près de tente ans. Ses yeux à peine cernés n'exprimaient rien d'autre qu'une imperceptible surprise. Surprise de lire ces mots incongrus ? Surprise de voir le peu de traces qu'ils avaient laissé sur son visage lisse de femme bien élevée ? Surprise de constater après quarante deux ans d'existence combien ses sentiments étaient coupés de son corps ? L'éducation privée vous inculque de ces réflexes qu'une vie entière ne suffit pas à effacer.

Et puis, soudain, la colère.

Le toupet monstrueux de cette femme !

"je crois qu'il est temps… j'estime… Je ne demande pas grand chose… Je veux (…) la reconnaissance…"

Et quoi encore ! Elle voulait peut-être aussi qu'Elise l'invite à prendre le thé !

Et cette phrase puante de condescendance : "il me serait tout à fait impossible de vivre chaque jour avec Jean comme vous le faites". Non, bien sûr, elle ne pourrait pas vivre avec Jean. Tenir le compte de ses caleçons et les laver à temps, donner ses chemises préférées à repasser même s'il en avait dix autres prêtes à être portées, ne jamais mettre sa brosse à cheveux avec le reste de la trousse de toilette, ne jamais oublier d'acheter une bouteille de whisky avant que la précédente ne soit tout à fait vide, ne jamais lui faire remarquer qu'il n'aurait sans doute pas raté la sortie de l'autoroute s'il n'avait pas roulé si vite et si longtemps sur la file de gauche, trouver le moment propice pour lui faire remarquer que la jauge à essence penchait dangereusement du mauvais côté (ni trop tôt "Mais enfin, tu vois bien qu'on a tout le temps" ni trop tard "Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, je ne peux pas faire attention à tout quand même"). Non, elle, ce devait être le genre qui profite et qui ne fait rien. Qui pond ses œufs dans le nid des autres.

Dans le miroir, elle vit ses joues rosir sous le coup de son emportement. Elle se détourna, revint dans la chambre et reprit la lettre.

"Ma chère Elise…"

Et de nouveau cette putain de comptine.

"Avec quoi faut-il l'affuter,
Chère Elise, chère Elise,
Avec quoi faut-il l'affuter ?
Avec une pierre, mon cher Eugène,
Cher Eugène, avec une pierre…"

Ce n'était donc ni un malentendu, ni un cauchemar, ni un canular. Cette femme ne fantasmait pas, Elise le savait. A présent elle pouvait presque remonter, à la semaine près, au jour où Jean devait avoir rencontré l'autre.

C'était après la naissance de Julien. Cela s'était, étrangement, moins bien passé que pour les deux premiers et physiquement elle avait eu beaucoup de mal à retrouver l'intimité de leur vie de couple. Elle supportait à peine que Jean la touche et en même temps elle se sentait affreusement coupable de lui refuser encore ce qu'il attendait déjà depuis des mois. Jean avait toujours détesté lui faire l'amour quand elle était enceinte. Il n'aimait ni son ventre tendu, ni ses seins lourds, ni même cette ardeur inhabituelle que lui donnait l'ouragan hormonal de la grossesse. Pour lui la naissance de ses enfants avait été comme une délivrance, un retour à la normale de sa vie de couple après une longue (trop longue) parenthèse. Et cette fois là tout allait mal. Tout allait mal jusqu'à ce que soudain Jean s'adoucisse. Il l'envoya se reposer chez sa mère, pour qu'elle aie toujours quelqu'un pour s'occuper des enfants. Il vint la voir tous les week-ends, se montrant d'une patience et d'une douceur qu'elle ne connaissait pas. Elle crut alors tout simplement que leur amour avait surmonté ces difficultés passagères. Elle crut alors qu'ils avaient été plus forts que les aléas de la vie. Comme dans les romans de son adolescence, comme dans la promesse échangée lors de leur mariage.

Leur couple venait simplement d'imploser en silence et elle ne s'était aperçue de rien. Et c'était il y a déjà cinq ans de cela.

"Mais la pierre n'est pas mouillée,
Chère Elise, chère Elise,
Mais la pierre n'est pas mouillée
Faut la mouiller, mon cher Eugène,
Cher Eugène, faut la mouiller."

Elle aurait tant aimé pouvoir pleurer. Comme un bain de l'âme après tous ces tumultes. Elle n'avait jamais été très bonne dans la gestion des crises surtout sentimentales. Elle avait toujours évité d'aller trop au fond des choses tant dans ses propres sentiments que dans tout ce qui la touchait de près ou de loin. Elle avait trop peur de ce qu'elle pouvait découvrir et de se rendre compte qu'elle était incapable d'y réagir correctement.

Elle eut un petit rire amer. Quelle était donc la façon correcte de réagir quand on était l'épouse trompée, la femme bafouée, la mère laissée pour compte. Et quel âge avait donc cette poufiasse ?

Elle se força à relire la lettre ou du moins la première page.

"Ma chère Elise…"

Au moins ce n'était pas une minette de vingt ans : à cet âge là aujourd'hui elles savent à peine écrire. Mais elle s'aperçut qu'au fond ça lui était égal. Pire, toute l'affaire lui devenait indifférente. Jean et cette femme pouvaient aller se faire foutre. Ils lui avaient volé cinq années de sa vie. Cinq ans durant les quels elle aurait pu refaire sa vie ou sauver son couple ou se faire nonne, qu'importe. En lui mentant, en lui cachant quelque chose qui touchait d'aussi près à son intimité ils l'avaient comme violée tous les deux.

" Avec quoi faut-il la mouiller,
Chère Elise, chère Elise,
Avec quoi faut-il la mouiller ?…"

Elle entendit le bruit de l'ascenseur, les enfants sans doute, pensa-t-elle automatiquement. Mais les enfants étaient en vacances.

La clef tournait dans la serrure. C'était donc Jean.

"Avec de l'eau, mon cher Eugène,
Cher Eugène, avec de l'eau !…"

Elise prit la lettre et sortit de la chambre. Elle n'avait jamais été aussi calme ni aussi sûre d'elle-même depuis longtemps. Elle se sentait comme délivrée. La comptine tournait dans sa tête en rythme et elle se rappelait à présent à quel point Charlotte l'aimait. Surtout cette façon de revenir au début en un cercle sans fin. Et pourquoi pas après tout, la vie se mordait bien la queue, elle.

- Bonjour mon amour, tu as une mine fantastique. Tu as passé une bonne journée ?

"Avec quoi faut-il chercher l'eau,
Chère Elise, chère Elise… "

- Qu'est-ce qu'il y a eu au courrier ?

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