Aux nouvelles

Photo de famille

par Anita BELDIMAN-MOORE

Nous étions cinq dans cette officine de la gare de Windsor. Pietro nous avait assuré le dépaysement avec ces photos "rétro" qui nous
transporteraient un petit siècle en arrière. Nous avions changé à Charring Cross dans une cohue indescriptible mais avec tout l'enthousiasme de nos vingt ans et de notre soif d'Angleterre. Et nous voila couverts de déguisements superficiels, par-dessus nos jeans délavés et nos chaussures de marche, face à un appareil faussement d'origine sensé nous immortaliser dans la pose classique, un peu figés,légèrement ridicules. Mais c'était pour la bonne cause, pour le souvenir inoubliable que nous accrocherions par la suite dans notre chambre ou dans le salon paternel avec une fierté savamment dissimulée.

Le flash fut plus violent que prévu, Kyung-Ah ferma un instant les yeux avec une exclamation de surprise et Toni émit le grognement qui lui servait de conversation habituelle. Moi-même je me sentis un peu étourdie par l'intensité de la lumière. Ce fut même ce qui me fit négliger dans un premier temps le changement de décor.

Ce n'est pas que la différence fût grande. Au début c'était juste cette impression diffuse que tout avait l'air plus vrai. Les fausses lampes à gaz avaient bien cet éclat feutré qu'elles auraient dû avoir et le mobilier Edouard VII avait soudain l'air moins contre-plaqué. Et puis ce fut l'accent du photographe qui avait perdu ses intonations américaines de film de série B. Si j'avais su dire "Il s'y croit" en anglais, j'aurais sûrement fait profiter mes amis de mes réflexions. Mais je me contentais de rire doucement.

En fait une vague appréhension m'envahit lorsque personne ne suggéra de nous débarrasser de nos oripeaux. Et de fait, ils étaient plus aussi lourds, mieux fixés que quelques secondes auparavant. Ce n'est que lorsque j'essayais d'enlever de moi-même mon chapeau que je dû me rendre à l'évidence : il était fixé à ma chevelure par des aiguilles. L'impossibilité de ce simple fait me fit vaciller sur mes jambes.

Petit à petit je prenais conscience de l'astreinte du corset, du soyeux de mes bas, de l'absence de mes jeans, de l'étau de mes bottines. Une vague nausée me submergea alors.

"Tu ne te sens pas bien ?" demanda Toni avec une prévenance qui me donna envie de hurler tant son accent ressemblait à celui du photographe : parfaitement couleur locale.

"J'ai besoin d'un verre !" murmurai-je comme pour me raccrocher à la réalité.

Mais la réalité n'était plus de mon côté et même Johan eut un air choqué en m'entendant.

"Un peu de Xérès nous fera du bien à tous" dit aussitôt Kyung Ah avec le sourire éblouissant qui la rendait unique.

Kyung Ah ! Voila le grain de sable dans cette folie furieuse. Comment peut-on expliquer la présence d'une jeune coréenne à Londres en 1900 ? Comment d'ailleurs peut on expliquer une assemblée aussi cosmopolite que la nôtre ? Une coréenne, une française, un italien, un finnois et un suédois. Impensable !

Comment justifier mes souvenirs encore tout frais de notre périple en train depuis Cambridge. Les gares, le métro, la foule et cette
délicieuse panique que l'on ressent à monter dans un train alors que retentit le sifflet du départ.

Le sifflet ?! C'était un message par haut-parleurs, énoncé par la voix artificielle d'un synthétiseur vocal, ma fille. Décidément, cette
atmosphère à la Sherlock Holmes ou Mary Shelley me portait sur les nerfs.

"Si nous partions d'ici ?"

"Partir ? Sans nos photographies !"

Pas de panique ! Pietro a toujours aimé les grands mots. C'est un italien. Je me rendais bien compte qu'il était un peu lâche de ma part de m'accrocher aux stéréotypes d'usage, mais tout était tellement ... bizarre! Et puis sa réaction avait du bon : on n'avait tout de même pas inventé la photo-minute au début du siècle. Cette mascarade allait bientôt prendre fin et nous en ririons tous dans peu de temps.

"Je suis navré Sir, les épreuves ne seront prêtes que dans quelques jours. Vous comprenez, nous avons beaucoup de commandes et cela prend plusieurs heures pour les développer."

"Mais enfin", s'exclama Toni avec l'autorité que nous lui connaissions, "de qui se moque-t-on. Croyez-vous jeune homme que nous n'avons que cela à faire de notre temps. Ces dames seront déçues de ne pas admirer leur portrait dans les heures qui suivent. Veuillez je vous prie nous considérer comme une priorité."

Tout ceci commençait à me donner le tournis. Un peu plus et j'étais prête à considérer que vivre en 1900 et des poussières était somme toutes normal et que tout ce dont je me souvenais n'était que le fruit d'une imagination fertile. Après tout Mary Shelley précédemment citée n'avait-elle pas écrit Frankenstein ?

Et pourtant la raison me commandait de ne pas me soumettre. Il était plus normal d'imaginer en 1992 un fantasme de 1900 que le contraire. Plus logique, quoi qu'il en soit.

Je faisais donc un rêve. Au pire j'étais dans le coma. Tout plutôt que de prendre cette scène pour la seule et unique réalité. Cinq amis de la haute bourgeoisie se faisant prendre en photo dans une officine, en garde de Windsor, au tout début du siècle.


*
* *



Je dus m'évanouir à cette idée. A moins que ce ne soit à cause du corset. Car la chose dont je me souviens ensuite fut du beau visage inquiet de Johan penché au-dessus de moi.

"Dieu soit loué, ma chère ! Vous m'avez fait une telle peur !"

Ses longs doigts fins frôlèrent ma joue furtivement, comme dans un rêve - mais ce devait être un rêve ! -.

"Johan ..."

"Anna, très chère, nous sommes en compagnie ! Je m'appelle John."

J'eus alors une très nette envie de vomir.

"Il est évident qu'Anna ne se sent absolument pas en état de continuer cette visite."

Toni avait un air condescendent en disant cela, mais son regard avait la même intensité que celui de Johan. Savaient-ils que nous avions été projetés dans une réalité qui n'était pas la notre ?

Non ! Jamais Johan ne m'aurait parlé ainsi s'il avait été lui-même. Toni non plus, mais pour d'autres raisons.

Mon regard à moi cherchait Kyung Ah désespérément. Avec les autres ce n'était que camaraderie de circonstance, mais elle, elle était mon amie. Nous avions parlé de nos rêves, de nos désirs, de nos peurs. Nous étions liées par quelque chose de plus profond qu'une simple conjonction de trajectoires.

Mais je ne trouvais dans ses yeux que l'inquiétude normale d'une femme pour une amie souffrante.

"Je me sens très bien à présent. Ce nuage de phosphore m'a éblouie, c'est tout."

Soit ! Quelque chose n'allait définitivement pas. Mais je n'allais pas perdre la tête pour autant. J'avais lu assez de romans et d'ouvrages historiques pour me sentir moins déroutée que d'autres, propulsée comme je l'étais près d'un siècle avant mon temps. J'avais surtout vu tous les films de Georges Lucas et de Steven Spielberg pour maîtriser la situation et en profiter. A condition que cela cessez immédiatement !


*
* *


Mais cela ne cessa pas. Pietro avait proposé, sans doute par égard pour mes vapeurs, d'aller nous restaurer autour d'un bon thé dans un salon en face du château.

"Nous aurons peut-être la chance d'apercevoir le cortège du roi."

Je n'avais jamais été une monarchiste frénétique, mais j'aurais donné la moitié de ma vie pour voir ce jour là Elizabeth II, reine d'Angleterre, d'Ecosse et de quelques autres contrées éparses. Mais l'expérience des dernières heures me conviait à une prudence résignée : il y avait bien toutes les chances que ce fut Edouard VII, vieux garçon dans l'âme, successeur en points de suspension à sa tyrannique vieille maman.

Je me concentrai donc sur mon thé fumant, en ayant bien soin de m'abstraire des conversations de mes amis. D'abord parce que je n'étais plus tout à fait sûre qu'ils fussent mes amis. En suite parce que je ne voulais pas ajouter un peu plus à ma confusion. D'autant que je sentais déjà certains souvenirs d'avant m'échapper petit à petit, comme si les détails de leur réalité s'estompaient devant la véracité de ce cauchemar. De toute ma volonté tendue vers la reconstruction d'un vingtième siècle en passe de s'effacer, je tentais de structurer l'enchaînement de circonstances qui nous avait conduits à ce moment précis du temps et de l'espace.

Mais tous mes efforts se heurtaient à une impossibilité logique, comme un bug dans mon programme, un sillon rayé sur le disque. Rien de ce qui m'arrivait n'aurait dû m'arriver. Ou rien de ce dont je me souvenais n'aurait dû exister. C'était soit l'un soit l'autre mais en aucun cas l'un après ou avant l'autre.

La brûlure du thé sur mes lèvres me démontra aussitôt le contraire. Je reposai ma tasse et observai mes compagnons. Ils faisaient partie intégrante de la charade. Si nous avions été télé-portés dans une quatrième dimension dans la plus pure tradition des séries TV, ils auraient dû ressentir le même vertige que moi, la même indignation paniquée devant ce qui nous arrivait. Or ils semblaient remarquablement bien dans leurs bottines.

Toni discourait avec morgue de l'interprétation du dix-huitième sonnet de Shakespeare comparé au "Mignonne allons voir si la Rose" de Ronsart mais je manquais de références érudites pour me rendre compte si son opinion s'inscrivait dans l'air du temps ou si elle manifestait une modernité révélatrice. Son regard bleu transparent se mouvait sans cesse, balayant son auditoire. Lorsqu'il se posa sur moi, d'abord sans me voir puis avec une acuité surprenante, sa froideur familière, contre toute attente, me réconforta.

Kyung Ah écoutait son analyse de la poésie renaissante avec un sourire poli mais distrait. Toute son attention était concentrée sur moi et elle avait du mal à cacher son inquiétude. Je ne devais vraiment pas avoir l'air dans mon assiette. Si seulement je savais quel était censé être mon état normal, je me serais fait un plaisir de la rassurer !

Pietro s'ennuyait. Il fallait cependant lui reconnaître une qualité tout italienne : il s'ennuyait avec distinction. Et avec une petite pointe de condescendance indulgente qui lui allait particulièrement bien et contrastait bizarrement avec la maladresse emportée qui caractérisait habituellement ses mouvements.

Johan, lui ne faisait même pas semblant d'écouter. Il me fixait avec une intensité douloureuse qui semblait devoir confirmer mes pires pressentiments : nous avions atteint dans ce monde parallèle une intimité souvent rêvée dans l'autre. Cela pouvait confirmer la thèse toute rassurante du fantasme à condition de faire abstraction de l'insupportable réalité de ce qui m'entourait.

Car enfin, la table, les chaises, l'étoffe de mes vêtements avaient toutes les dimensions de la réalité : couleur, toucher, volume. Même le thé était liquide et brûlant et son fumet parfumé embaumait mon visage...

Ce fut à cette occasion que je constatai que je ne portais pas de lunettes. Ce qui aurait pu s'expliquer de mille façons si je n'avais vu
si clair en dépit de leur absence.

Je ne sais pourquoi ce détail me mit dans une telle panique, mais le fait est que mes mains commencèrent à trembler si fort que je dus reposer ma tasse non sans renverser un peu du liquide ambré dans la soucoupe.

"Vous n'êtes pas bien, Anna !" s'exclama Kyung Ah en se levant avec nervosité, provoquant aussitôt une petite bousculade tandis que ces messieurs se levaient à leur tour dans un réflexe de politesse qui m'acheva. "Venez avec moi. Vous avez besoin de vous rafraîchir le front."

Et elle m'entraîna avec conviction vers le fond de la salle jusque dans une pièce incroyablement décorée qui devait servir de "repoudroir" pour ces dames car de toilettes point.

Elle me fit asseoir sur le confortable sofa de velours lie-de-vin un peu usé et me prit les mains avec une sollicitude qui me bouleversa d'autant plus que je ne savais comment y répondre. Pourtant, mise en confiance par ce geste d'amitié, je me risquais à la question qui me brûlait les lèvres depuis un moment :

"Dis-moi, Kyung Ah, quel jour sommes-nous ?"

Surprise, mais d'une certaine façon soulagée, elle eut un petit rire alors que je remarquais qu'elle acceptait tout naturellement cet étrange prénom si peu edouardien.

"Mais ma chérie, nous sommes jeudi, bien sur."

"Ce n'est pas ce que je voulais dire. Quel jour du mois et de quelle année sommes-nous ?"

Cette fois, son regard se troubla et elle eut un léger mouvement de recul. Mais elle garda mes mains dans les siennes et resserra même son étreinte. Ce fut d'une voix grave mais posée qu'elle me répondit dans toute la précision qui la caractérisait.

"Nous sommes le vingt-huit septembre mil neuf cent deux et il ne doit pas être loin de quatre heures du soir."


*
* *


Etrangement, la première chose qui me vint à l'esprit fut que demain - le lendemain de cet instant anachronique - mourait Zola.

Puis ce fut comme une liste hétérogène défilant sur un téléscripteur fou. Quatre mois plus tôt s'achevait la sanglante guerre des Boers, Emile Loubet - dont je ne me souvenais pas avoir jamais appris le nom - était président de la République Française - la IIIème - Léon XIII voulait restaurer l'Etat du Vatican, Theodor Mommsen - qui ? - recevait le Prix Nobel de littérature alors que Marie Curie à trente-cinq ans recevrait celui de chimie l'année prochaine - disons l'année suivante, car je n'en suis plus si sure du cours du temps -, Amedeo Modigliani, au seuil de ses dix-huit ans, s'apprêtait à quitter Florence pour poursuivre ses études à Venise et Picasso entamait sa période bleue.

Je ne sais ce qui me surprit le plus, de me souvenir avec une telle exactitude de ces détails ou d'avoir enfin atteint la conviction que ma place n'était pas ici. Malgré Johan qui semblait-il m'aimait enfin, malgré cette soie lourde et précieuse qui n'augurait que du bien de la situation financière de ma famille, je n'appartenais tout simplement pas au décor. Ma présence sur ce velours sombre dans l'éclat des miroirs et des dorures créait une turbulence dans l'espace et le temps que je ne devais sûrement pas être la seule à ressentir. Les autres avaient seulement la possibilité de mettre cette sensation étrange sur le compte de mon comportement hors normes.

Je ne cherchais pas à m'expliquer cet état de choses, la familiarité et l'impossibilité de la réalité qui m'entourait.

"Que t'arrive-t-il ?" demanda mon amie "Ton regard est, comment dire, effrayant, vide, étranger. Tu n'as pas l'air de nous reconnaître. Tu n'as même plus l'air d'aimer John. Et pourtant tu l'as appelé Johan comme dans vos lettres."

"Comment sais-tu ? Je veux dire, comment as-tu eu connaissance de ces lettres ?"

"Mais enfin, Anna, tu as donc oublié que tu me les as toutes montrées depuis le début. Depuis ce bal à l'ambassade de Belgique au mois de mai."

"Au mois de mai ..."

Cela réveillait curieusement un certain écho dans ma mémoire de plus en plus engourdie. Et soudain j'eus peur que ce souvenir ne soit déjà plus lié au bon côté du vingtième siècle. Et si je commençais à me remémorer cette vie-ci, mon existence edouardienne lançant ses racines dans le passé d'une autre histoire. Et si ma double réalité - pour effrayante qu'elle soit - s'estompait et laissait place à la banalité d'une jeune bourgeoise anglaise amoureuse et un peu désorientée.

Une telle perspective me mit littéralement hors de moi. Je bondis sur mes jambes, obligeant Kyung Ah à lâcher mes mains. J'étais tendue comme un ressort à bout de course, sur le point de se rompre.

"Anna !"

"Je dois partir." Puis, consciente de ma brusquerie j'essayais de trouver un prétexte plausible. "J'ai oublié mon mouchoir chez le
photographe. C'est stupide, je jouais avec et j'ai dû le lâcher."

"Nous le retrouverons en allant chercher les tirages."

"Non. Ne me demande pas pourquoi, mais je dois aller le cherche tout de suite. Ne me demande pas pourquoi."

Elle ne le fit pas, se contentant de me suivre du regard tandis que je me hâtais vers la salle commune. Je traversais l'espace ouvert devant moi comme dans un rêve. Je vis bien Johan et Toni se lever alors que Pietro s'immobilisait, sa tasse suspendue à ses lèvres. Je n'entendais déjà plus leurs voix ni les bruits alentour. Tout mon corps était tendu vers cette officine obscure où tout avait commencé - basculé plutôt -.


*
* *



Le photographe ouvrit la bouche de surprise en me voyant entrer en trombe dans sa boutique. Il faut dire que je devais avoir l'air d'une folle.

"Je veux que vous preniez un autre cliché de moi. Un portrait en pied. Juste de moi. Maintenant."

Ma voix tremblait mais c'était d'impatience. L'homme sentit que l'urgence pour incompréhensible qu'elle fut demeurait réelle. Il tira le rideau qui conduisait à son atelier et je découvris à nouveau le décor raffiné et domestique dans lequel avait commencé mon cauchemar.

Il m'installa à côté d'un guéridon où se mourrait une plante verte. Je serrais mes mains gantées l'une contre l'autre avec une anxiété croissante. Je savais que mon idée était folle. Mais après tout la situation s'y prêtait. Si j'avais atterri au milieu de cette journée de septembre 1902 dans un flash de phosphore, les mêmes circonstances pouvaient tout aussi bien me projeter quatre-vingt-dix ans plus tard.
Chez moi.

Le photographe disparut sous l'étoffe noire de son appareil et sa main gauche brandit sa coupe de phosphore. Le flash fut tout aussi violent que la première fois et son intensité lumineuse m'éblouit jusqu'au vertige.

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