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Eblouissement

par Anita BELDIMAN-MOORE

La voiture s’est enfin arrêtée. Enfin. Le dernier cahot m’a chaviré l’estomac. Le voyage même bref n’a pas été confortable mais à présent je n’ai plus envie de descendre. Je descends pourtant. Et la voiture démarre presque aussitôt en un lent virage sur elle-même.

Je me sens comme étourdie. Et vaguement nauséeuse. Une longue inspiration me donne un peu plus le tournis. Je n’avais jamais respiré un air aussi pur. Je le sens emplir ma gorge puis mes poumons comme s’il était liquide. Ca fait presque mal.

Le vent a balayé toute trace de nuages dans le ciel. Même l’horizon en paraît plus grand. Plus lointain. Je n’ai jamais vu un ciel pareil. A croire qu’il va engloutir la terre.

Cette terre molle et odorante qui épouse mes pas comme si je lui appartenais. Mais je ne suis pas d’ici. Je n’en serai jamais. Je ne fais que passer. L’herbe souple d’un vert presque anormal m’attire comme la neige fraîche et vierge des derniers matins d’hiver. Je la foule avec un plaisir gourmand. Déplacé. Elle ne retient pas l’empreinte de mes pas. Mon passage ne laisse aucune trace.

Un homme à casquette me fait signe. Il a l’air officiel, constellé d’insignes divers et d’initiales intimidantes dont la signification m’échappe. Je m’empresse de regagner le sentier, confuse d’avoir violé cette étendue verte et élastique. Mais je me trompe : il n’émet aucune critique.

Le phénomène est curieux. D’aucuns le trouveraient même inquiétant. Au moment où il ouvre la bouche et articule ses premiers mots, j’ai le sentiment d’être devenue sourde. Pourtant j’entends toujours : le chant confus des oiseaux, le bruit assourdi de la circulation, plus loin sur la route principale, celui plus faible et pourtant entêtant d’un arrosage semi-circulaire avec son sifflement caractéristique lorsqu’il change de direction. Toutes choses que je ne vois pas. Et lui, l’homme à la casquette, officiel, articulant, face à moi, je ne l’entends pas. Ou plutôt j’entends les sons qui forment ses mots mais ces mots, je ne les entends pas.

Quelqu’un me prend par le bras, doucement mais fermement, et m’entraîne. Dans un dernier effort pour déchiffrer le discours de l’officiel, je tourne la tête dans la direction opposée à celle où m’entraîne mon guide. Entre un éclair de ciel et de gazon, j’ai l’impression que la terre se renverse. Je trébuche. On me retient.

C’est en relevant les yeux que je vois la foule. Une foule amie, je crois. Tous ces visages n’offrent que des mines avenantes. Une foule que je pourrais connaître. Des noms tourbillonnent, désincarnés. Comme un puzzle découpé à l’envers.

Jamais, en aucun lieu, même en rêve, je ne me suis sentie plus étrangère.

Des mots rythmés, presque un chant, résonnent dans l’air toujours aussi transparent. C’est une cérémonie. La foule attend que je communie avec elle dans un rituel inaccessible. Une femme, très blonde et très grande, bat rapidement des paupières et baisse les yeux. A ses côtés un homme –son homme ?- regarde furtivement sa montre, surprend mon regard et rougit. Ne sachant trop quoi faire, je lui souris. Il pâlit. Je ferme les yeux pour ne plus le gêner.

On me tend à présent une corbeille remplie de fleurs, de pétales et de feuillage. Je plonge instinctivement la main dans le duvet multicolore et satiné. La poignée que j’en sors a un parfum familier. Le parfum de la rose. ... a rose / By any other name would smell as sweet.

Ma main s’ouvre et les pétales de rose tombent doucement sur cette tombe ouverte que mes yeux ne regardent pas. Je ne serai jamais d’ici.

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